Inclinaison saisonnière
Pour disperser leurs graines, les samares épousent le mouvement du vent. Leur chute est ralentie par la formation de tourbillons d’air au-dessus des ailes du fruit sec. L’unique graine voyage grâce à ces tournoiements nommés « vortex de bord d’attaque ». La danse des samares résonne avec la démarche d’Estelle Chrétien. L’artiste travaille des formes brèves qui vont à l’essentiel. Elle use de matériaux bruts et simples, glanés au fil des rencontres fortuites avec les environnements qu’elle traverse. L’acuité accrue de son regard sur le monde et ses retentissements sensibles s’accompagne d’une inquiétude face aux bouleversements actuels. Par multiples touches, l’exposition Inclinaison saisonnière raconte le climat hostile dans lequel nous sommes englués. L’inclinaison de l’axe polaire sur le plan de l’orbite terrestre produit l’alternance des saisons. L’artiste s’interroge : que sommes-nous enclins ou non à faire ?
Sa pratique artistique se construit au fil des saisons et des températures sociétales.
Estelle Chrétien présente de nouvelles œuvres qui émergent parfois pour la première fois de l’atelier et façonne un discret état des lieux de la lourdeur omniprésente.
Soixante paires d’yeux nous scrutent. L’air de rien, quelle que soit notre position dans la pièce de la galerie, leurs regards en biais nous observent. Peintes à l’huile, les coquilles de noix évoquent une photographie de classe d’un conte pour enfants. Elles semblent parfois nous adresser un clin d’œil. Des personnages se dessinent dans notre imaginaire, alimenté comme par enchantement. Où se situe la limite entre observation et surveillance ? La ponctuation des points de Suspension lance la conversation. Les pavés sont autant de commencements possibles à nos réflexions embrumées par les temps troublés. Ailleurs, un bonnet phrygien apparaît dans un sabot. Son rouge velouté contraste avec le titre cinglant : Sabotage suggère l’altération de nos libertés individuelles. L’objet chiné révèle l’auto-dérision de l’artiste. Munie de gros sabots, elle nous invite à cheminer dans sa pensée. La symbiose de deux symboles considérés comme désuets s’allie de concert avec la sobriété des moyens employés.
Estelle Chrétien aime manier la plasticité du langage. L’artiste accorde une grande attention au choix des titres qui laissent des indices dont elle fait usage avec parcimonie.
Les mots l’impressionnent, ils sont pour elle des outils redoutables de pouvoir. On lit sur un canevas une définition du verbe « broder » : ajouter des détails au récit. La typographie de la broderie reprend les anciens abécédaires, créant une familiarité teintée d’étrangeté.
La pratique d’atelier d’Estelle Chrétien va de pair avec l’observation constante des contextes paysagers qui l’environnent. Elle en souligne toujours le potentiel narratif dont elle déroule le fil via des images décalées. Selon les saisons, l’énergie n’est pas la même, les gestes s’initient à l’intérieur à l’automne et se déploient plus largement et au grand air dès le printemps.
La photographie Colonne relate l’une de ses expériences. Réalisé à la chaux sur un tronc d’arbre, son dessin est éphémère. Il s’inscrit dans le paysage comme une ruine en devenir.
Lors d’une résidence dans un refuge de haute montagne, Estelle Chrétien crée La dormeuse, où une couverture recouvre un rocher alpin. L’artiste entretient un rapport familier aux êtres vivants ou inanimés qui l’entourent : la couverture du refuge qu’elle occupe matérialise l’état de fatigue des gardiens surmenés. Estelle Chrétien personnifie les formes. Avec Descendance, elle développe une pratique du dessin d’observation qui glisse vers l’humour.
Les chromosomes naviguent, débordent et communiquent d’une feuille à l’autre. Leur chute est arrêtée net, fixée sur le papier. Comme les serpillières agencées en tutu de Danse domestique, dont l’usage est rejoué. La petite fée du logis est ici aussi parfaite que dérisoire.
Le soin apporté aux matériaux qui composent les travaux est palpable. L’autogestion et l’autonomie deviennent des principes constants, inhérents au déploiement de la démarche artistique d’Estelle Chrétien. Les éléments sont puisés et réutilisés tels quels, leur altération est toujours minime. La simplicité du dessin apparaît ainsi comme une évidence. Des formes figuratives se détachent des traits de Vagues de froid et Dessin à l’herbe fraiche sur toile de lin. On entrevoit des devinettes enfantines qui ponctuent chacune des œuvres, comme avec Unes, où l’imbrication de petites briques en forme une seule. L’exposition est rythmée par les coups d’œil furtifs ou les silences, quand soudain : un coup de poing.
Elise Girardot, août 2023
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