Chroniques
Esthétiques de la révolte
Dans ces temps troublés, art et politique entrent en résonance.
La possibilité d’un « art de la révolte », pour reprendre les mots du sociologue Geoffroy de Lagasnerie, rejoint la recherche éthique d’un art tourné sur les questionnements actuels, au-delà d’un divertissement élitiste(1). La révolte rend la vie intéressante. Elle s’inscrit dans les luttes sociétales. Elle est résistance, et en tant qu’art elle résiste aussi à l’art. Elle provoque, elle dérange, elle est grinçante.
D’un certain aspect, Olivier Garraud produit des messages, des images, des slogans, de manière frontale. Il alerte et dénonce la manipulation médiatique, la persistance du néo-colonialisme, la violence d’Etat, la catastrophe écologique et l’apothéose droitière. Mais c’est d’abord une façon de comprendre, d’entreprendre le monde lui-même, dans une expression, dans l’attachement à la forme, avec un protocole de dessin élaboré. Cette double appartenance à la critique inquiète du monde actuel et à l’art dans sa fonction auto-émancipatrice, est à l’œuvre aussi chez Jean-Xavier Renaud, d’une manière plus oblique, instinctive, « lâchée » (2), mais avec une même passion du médium et de la surface, – « une approche cousine, complémentaire ».
Le chevauchement de l’esthétique et de la pratique sociale passe par des actions non limitées aux lieux dédiés à la culture. J.-X. R. appartient au conseil municipal de sa commune, il a des engagements associatifs. Il intervient dans des hôpitaux, des prisons, des Ehpad. O. G. diffuse ses dessins dans des journaux, sous forme de pancartes et d’affiches dans l’espace public, de visuels à télécharger pour les manifestations et les réseaux. Quand ces artistes s’insinuent dans les centres d’art, ils en perturbent la quiétude. Ils touchent par moments « le fil qui va faire court-circuit ». Ils se sentent d’ailleurs un peu seuls dans le champ artistique et suscitent parfois des plaintes, des pressions, des censures insidieuses, « des frilosités ».
Chroniques d’un monde auto-caricatural
« Etre artiste, c’est surtout faire son intéressant », écrit O. G. sous un clown tête en bas dans une combinaison à pois, peut-être comme un avertissement. Sa stratégie a contrario consiste à faire son inintéressant : dessiner au feutre en noir et blanc sur du papier quadrillé, s’aider de la règle, du compas, numéroter ses œuvres, n’avoir « l’air de rien », inventer un « office du dessin », concept fonctionnel par opposition à la personnalisation de l’artiste et à la mythologie de l’atelier. J.-X. R. adopte à l’inverse la posture du peintre pulsionnel, « tous azimuts, dans tous les sens », en couleurs sauvages, qui se coltine la vie au jour le jour, une sorte d’Ensor ou de Cézanne punk de l’ère anthropocène, à Hauteville dans l’Ain, son « laboratoire ». Au lieu de pommes, un portable ou des krupuks ; en place de montagne Sainte-Victoire, l’hypermarché, la boulangerie, les voitures mal garées, les notices nécrologiques, les photos de notables publiées par les feuilles de chou, le carnaval du quotidien.
A ces artistes correspond la distinction entre conscience globale et conscience locale, entre ceux dont l’environnement mental s’étend au monde dans sa globalité (macrocosme) et ceux qui sont d’abord affectés par leur univers immédiat (microcosme). Deux formes de caractères et de rationalités. O. G. est à la frontière de la contre-propagande. Il s’inscrit en surplomb, dénonce les paradoxes politiques dans une réduction graphique ironique. C’est une interprétation satirique du monde tel qu’il apparaît dans les chiffres, les faits et les analyses. J.-X R. chronique la présence concrète des structures de domination au niveau immédiat et sensible de la vie communale : c’est l’appréhension féroce du politique déduit de ses apparitions, de ses traces dans la vie quotidienne.
Ce n’est pas l’artiste qui est caricaturiste, c’est le monde qui est farce, froid, absurde, injuste, ridicule : l’organisation inégalitaire des dominants, inhumaine, destructrice, la laideur répétitive des produits uniformes et la misère des enjolivements, l’usage social de cette organisation par les dominés et son exaltation dans les relais médiatiques. A cette caricature de la vie que devient la vie libérale, il leur reste à opposer l’humour noir et la révolte, et parfois l’espoir (mais guère ici), – ou alors il faudrait s’extraire du jeu social, oser la posture amish, comme le rappelle avec humour un dessin d’O. G. au-dessous duquel s’écrit ce commandement de décroissance : « Tu ne te conformeras point à ce monde qui t’entoure. »
Le miroir et le sablier
Pour J.-X. R., la vie locale à Hauteville, dans l’Ain, est un miroir, un théâtre de mélodrame, avec les piétons vigilants, les retraités qui manquent de soleil, qui meurent, qui brillent une dernière fois dans les avis nécrologiques, déclenchant likes et émojis. Vu de l’Ain, le milliardaire mécène François Pinault est le minable « François Pinot, simple flic », en uniforme de gardien de la paix, brandissant un pistolet de farces et attrapes. Il en prend pour son grade. O. G. cible plutôt le milliardaire Bolloré, connu pour ses affaires africaines et son empire médiatique, catholique sulfureux. Il multiplie les images élégantes de CRS, gardiens de l’ordre établi dont les préjugés réactionnaires et les comportements aveugles annoncent un ordre encore plus fort. Il symbolise la société dans un vocabulaire de figures qui restent à disposition pour être réutilisées, contextualisées, agrandies, transformées : les caméras de surveillance, les drones, les navires de fret, les tracteurs pulvérisateurs de pesticides, les hangars commerciaux, etc., et en contraste les pancartes de résistance et le sablier. Car, prophétise Olivier Garraud, le sable de la démocratie se dissout progressivement dans l’ampoule de l’autoritarisme, c’est l’inquiétante chute du temps présent.
1 « Si l’on entend par art une pratique qui revendique une sorte de rupture avec le réel, un domaine à part qui introduirait une dimension supplémentaire par rapport à la dimension matérielle, alors l’art est impossible. Il n’y a pas de dimension esthétique. » Geoffroy de Lagasnerie, l’Art impossible, éditions Puf, 2020.
2 Les termes entre guillemets sont extraits de textes des artistes ou d’entretiens réalisés en octobre 2024.
Michel Lascault